Quand l'animalerie se fait éleveur
AUTEUR : Sophie Licari
Mathieu Bonnier est un vétérinaire grenoblois ; après avoir été associé dans une clinique, distribué du Pet-Food, puis géré un magasin Zooland, il crée en 1993 City-Zoo, sa propre chaîne d'animaleries ; " j'ai toujours été attiré par le business ", confiait-il au magazine Objectif. L'enseigne City-Zoo comprend 5 magasins de 1000 à 1500 m² à Grenoble, Marseille, Montpellier, Nantes, Orléans ; elle vend des chiens, chats, poissons, oiseaux, aliments et accessoires. Son PDG voit grand : grâce à une augmentation de capital, il espère ouvrir deux à trois magasins par an, s'introduire en Bourse ; ambition est de devenir " une véritable référence sur le marché de l'animalerie ". Il semble toutefois qu'on retrouve à City-Zoo le travers habituel aux animaleries : la notion de race à du flou ; à la boutique de Grenoble par exemple, seuls certains chiots sont présentés dans les vitrines avec les mentions "LOF" ou "type X non LOF", selon la loi du 06.01.99. Quant à la question de l'approvisionnement, Mathieu Bonnier est resté nébuleux un certain moment ; dans Objectifs (octobre 1999), il disait acheter ses chiots "chez des éleveurs français". Le dossier de demande d'autorisation pour son élevage (novembre 1999) mentionnait cependant qu'ils venaient "de petits élevages privés (dont un grand nombre sont situés à l'étranger)". Dans un article du Dauphiné Libéré, il stigmatisait "les trafics qui sont faits avec les pays de l'Est " ; il protestait auprès de l'association de protection animale One Voice qui le présentait comme client des courtiers. Son président, Stéphane Charpentier, explique : " au téléphone, devant les renseignements en ma possession, Mathieu Bonnier a reconnu être client régulier de Duprat ; nous savons qu'il lui achetait pour 10 millions de francs par an. Depuis que celui-ci n'est plus en activité, je suppose qu'il s'approvisionne auprès d'autres importateurs ; nous avons notamment en ligne de mire M. Braga, près d'Angers, vétérinaire comme trois des quatre gros courtiers français". Il semble que M. Bonnier ait décidé d'être plus transparent, nous confiant sans difficulté : " jusqu'à présent, on se fournissait en partie par des éleveurs, en partie par des courtiers français qui nous garantissent une origine 100% française. Le gros problème des courtiers est l'absence de traçabilité : on ne sait pas où les chiots sont nés ni comment élevés". LE PROJET ELEVAGE DU CHARNEVE Les chiots issus de ces lointaines fermes d'élevage peuvent en effet connaître des déficiences de santé et de comportement, ainsi qu'on peut le dire d'ailleurs dans le dossier Charnève : " les conditions sanitaires ne sont pas facilement contrôlables. (…) aucun travail de socialisation des animaux n'est effectué. " C'est pour éviter ces problèmes et assurer une meilleure " traçabilité " que Mathieu Bonnier entend créer son propre élevage, de petites races en majorité, destiné à assurer une bonne partie des besoins de ses magasins. L'emplacement est le château de Charnève et son domaine de 14 ha, situés à Saint-Montan, en Ardèche, dans la Vallée du Rhône ; Mathieu Bonnier l'a acheté pour 2 600 000 F HT, et 10 millions sont nécessaires à la construction des bâtiments et chenils. Le projet, qu'il mûrit depuis 3 ans, décrit des conditions d'élevage soucieuses d'hygiène, de santé et de socialisation des chiots, avec parc d'ébats, vétérinaire et éducateur parmi le personnel. Quant au LOF, l'élevage l'effleurait sans s'y engager : " la santé et le comportement sont mes principales préoccupations, nous a dit Mathieu Bonnier, " mais les reproducteurs seront si possible LOF ; la majorité de ceux que j'ai achetés le sont ; nous ignorons à ce jour si nous ferons confirmer les chiens ou non ". La production ne sera donc peut-être pas inscrite. D'après les associations de protection, le projet ne pourrait remplir ses louables intentions de socialisation. Le cheptel prévu est imposant : 250 chiens dont 50 mâles environ dans une première phase puis à terme, outre une cinquantaine de chats, 450 chiennes s'occupant de 500 chiots ; la prévision va jusqu'à " 500 mères ", selon M.Bonnier lui-même. Ce chiffre des chiots sevrés se trouvant en même temps sur l'exploitation parait faible ; vu la périodicité du cycle reproducteur, il pourra s'en trouver parfois moins, parfois plus ; avec la moitié seulement des femelles élevant une portée dans la même période de 4 à 5 chiots chacune, on arrive à plus de 500 chiots dans la première phase, et plus de 1000 dans la seconde. Le rapport des Services Vétérinaires mentionne d'ailleurs que l'établissement à terme 0,2%millions de chiots estimés naître chaque année en France, donc 2000 chiots. " C'est un grand élevage ", dit Mathieu Bonnier. " C'est un élevage industriel ", dit Stéphane Charpentier ; délicate terminologie… Le PDG de City-Zoo prévoit en complément un réseau de fermage : il confierait des producteurs à des habitants de la région. Pour s'occuper de ces 750 à 1500 chiens présents, la SARL Elevage du Charnève prévoyait d'employer 6, puis 8 à 10 personnes ; chacune, si elle y était en permanence, aurait donc environ 125 puis 150 chiens à s'occuper chaque jour… Difficile de trouver du temps pour la socialisation. Mais, sans doute conscient de cette insuffisance, Mathieu Bonnier semble avoir revu son personnel à la hausse : " je prévois à terme 12 à 15 personnes ", nous a-t-il dit ; " j'embaucherai autant qu'il est nécessaire. La vétérinaire directrice tissera aussi un partenariat avec des écoles d'élevages ". MENACE D'INONDATION La SPA de Montélimar, la Fédération Rhône-Alpes de Protection de la Nature, et One Voice se sont mobilisés contre le projet : outre le concept lui-même, elles dénoncent l'installation à Charnève. Le domaine, situé à moins de 80 m du Rhône en zone inondable A, a été plusieurs fois inondé : les bovins s'étant noyés dans la zone en 1991 malgré les secours, la présence des animaux y été interdite, comme la construction de la moindre levée de terre. " Autoriser cet élevage sur ce site est insensé ", s'insurge Omer Bjedic, ex-vice-président de la SPA de Montélimar ; " le plan d'évacuation est utopique : les dépendances du château, où les animaux seraient rassemblés en cas d'inondation en contiendraient 250 maximum et ne seraient de toutes façons plus accessibles ; et puis on voit mal par la suite comment évacuer 1 000 à 2 000 chiens en berge dans des boxes de transport ". Lors des crues de 1993, le château de Charnève avait isolé de monde pendant plusieurs jours. Quant à lui, Mathieu Bonnier nous à déclaré connaître les risques et avoir pris toutes les précautions : " nous avons un plan d'évacuation sérieux accepté par la Préfecture. Il y aura un box de transport par chien. Le château et la ferme, hors d'eau, pourraient largement accueillir les animaux ". Ce qui représente pour les associations une mise en danger de la vie d'animaux mais aussi de personnes, elles l'ont dit et écrit à maintes reprise aux autorités locales ; en vain pour l'instant car le projet bénéficie de leur bienveillance. De la mairie de Saint-Moutan, qui a accordé le permis de construire. De la Direction des Services Vétérinaires de l'Ardèche, qui a examiné la demande d'autorisation pour installation de 49 chiens : la vétérinaire inspectrice, dans son rapport de janvier 2001, justifie son avis favorable par le fait qu'on autorise en zone inondable d'autres installions comme " des carrières d'extraction ". Elle pense qu'il est " quasiment improbable " que l'établissement ne soit plus accessible par la route ; l'évacuation ne sera nécessaire que tous les 10 ans environ " ; finalement, le risque est d'après elle " compatible avec cette production ". " M. Bernard, Secrétaire Général de la Préfecture, a aussi activement soutenu Mathieu Bonnier " ajoute Omer Bjedic " le conseillant son dossier ; M. Bernard m'a dit qu'il aurait moins de problèmes avec nous qu'avec M. Bonnier s'il rejetait sa demande. " REALISTES ET MORALISTES M. Bonnier nous a déclaré avoir reçu le 19 mars l'autorisation préfectorale pour exploiter. Mais les associations de protection, bien qu'assez pessimistes sur les suites de leur action, ne baissent pas les bras et comptent saisir le Tribunal administratif. Il peut finalement exister deux manières, pour l'amateur de chiens de race, de considérer ce projet. Le " réaliste ", même s'il le déplore, pensera que l'animalerie est un acteur incontournable de marché du chien (" je déplore moi-même que les acheteurs n'aillent pas davantage à la rencontre des éleveurs ", dit Mathieu Bonnier), et qu'y trouver des chiens LOF serait un moindre mal ; actuellement, quelques rares magasins vendent exclusivement des chiots de race. Dans cette logique, l'élevage en France des chiens nécessaires à ce commerce, pour autant que leur bien-être physique et psychologique soit respecté, est préférable à des importations souvent illégales comme mortelles pour les animaux. Dans la tendance réaliste, on trouvera sans soute la Société Francophone de Cynotechnie, (dont le président Alain Ganivet et vétérinaire conseil pour le groupe Truffaut), qui a invité M. Bonnier à faire une intervention à son séminaire d'avril " Produire un chiot de qualité ". Le " moraliste " affirmera qu'un chien ne se vend pas ans un magasin comme une marchandise ; c'est le constat qu'a dû faire récemment le Zooland de Strasbourg, qui devant les problèmes rencontrés a renoncé à toute vente de chiots. Il s'inquiétera aussi du devenir des chiots invendus ; à ce propos M. Bonnier certifie qu'à City-Zoo, " il n'y a jamais de chiots euthanasiés par raison de convenance ". L'opposant à l'animalerie trouvera sans doute que l'élevage canin industriel n'est pas la meilleure réponse aux importations massives de l'Est, alors que dans l'élevage des animaux de boucherie, le retour à des structures plus modestes et des méthodes traditionnelles est amorcé. Le chien, qui a vocation à la compagnie, nécessite en outre d'indispensables soins affectifs. M. Bonnier pourra-t-il " produire un choit de bonne qualité " ? " Vos chiens Magazine " ne manquera pas de profiter de l'invitation à visiter son élevage, dont le début est prévu fin 2001. D'un point de vue strictement cynophilique, on peut regretter que M. Bonnier ne joue pas jusqu'au bout la carte du pedigree. " Le LOF n'est malheureusement pas toujours un gage de qualité ", dit-il. Mais puisqu'il souhaite des producteurs inscrits, c'est bien que seul le livre généalogique peut garantir qu'il achète des chiens de race. Le LOF ne reste-t-il pas le véritable outil de " traçabilité ", la meilleure passerelle pour l'acquisition de ce " chiot de qualité " ? Dans l'impitoyable marché du chien, la promotion du chien LOF et des ses éleveurs, amateurs ou professionnels, reste un combat crucial. |